L’UN DES PLUS HEUREUX moments de mon existence est survenu dans un restaurant.
Cela s’est produit avant la seconde intifada. J’avais invité Rachel à fêter son anniversaire dans un restaurant célèbre de Ramallah.
Nous étions assis dans le jardin sous des guirlandes de lumières colorées, l’air embaumait un parfum de fleurs et les serveurs allaient et venaient activement avec des plateaux chargés. Nous avons mangé de la Mussakhan, le plat national palestinien (du poulet au tahini cuit sur du pain pita), et j’ai bu de l’arak. Notre serveur, qui avait entendu notre conversation, prit notre commande en hébreu. Nous étions les seuls Israéliens. Aux tables voisines, des familles arabes avec leurs enfants dans leurs plus beaux vêtements et aussi de nouveaux mariés avec leurs invités. Des éclats de rire ponctuaient le murmure des conversations arabes, et il y avait de l’ambiance.
J’étais heureux et un soupir m’échappa : “Comme ce pays pourrait être merveilleux, si seulement nous avions la paix !”
JE REPENSE à ce moment à chaque fois que j’entends de mauvaises nouvelles de Ramallah. Les nouvelles sont déprimantes, mais le souvenir m’aide à garder vivant mon espoir que les choses pourraient être différentes.
Les nouvelles les plus déprimantes concernent la division entre les Palestiniens eux-mêmes. Cette division est pour eux un désastre, et aussi, je pense, pour Israël et le monde en général. C’est pourquoi j’ose commenter une affaire qui semble ne pas nous concerner, nous Israéliens. Elle nous concerne.
Il est commode de blâmer Israël. Commode et fondé aussi. Dans leur combat contre les aspirations nationales des Palestiniens, les gouvernements israéliens successifs ont appliqué la vieille règle romaine, diviser pour régner, diviser et dominer.
Depuis les accords d’Oslo, la composante centrale de cette politique a consisté à séparer physiquement la Cisjordanie de la bande de Gaza.
L’article IV des accords d’Oslo de septembre 1993 dit : “Les deux parties considèrent la Cisjordanie et la bande de Gaza comme une seule entité territoriale dont l’intégrité doit être préservée”.
L’article X de l’annexe I de l’accord provisoire de septembre 1995 stipule : “Il y aura un passage sécurisé reliant la Cisjordanie à la bande de Gaza pour les déplacements des personnes, des véhicules et des marchandises… Israël garantira un passage sécurisé pour les personnes et les transports en journée… pas moins de 10 heures par jour, quoi qu’il arrive.”
En pratique, le passage sécurisé n’a jamais été ouvert. Parmi les violations flagrantes des accords d’Oslo, ce fut la plus sévère. Les conséquences ont été désastreuses pour les deux parties.
C’est vrai, il y a eu beaucoup de palabres à propos du passage. Ehoud Barak a fantasmé un temps sur la construction d’un pont géant entre la Cisjordanie et la Bande de Gaza, après avoir vu un tel pont de 40 km quelque part à l’étranger. D’autres ont parlé d’un tunnel sous le territoire israélien. D’autres encore ont proposé une autoroute ou une voie ferrée avec statut d’extraterritorialité. Aucune de ces idées n’a jamais été réalisée. Au contraire, alors qu’avant Oslo la circulation était libre pour tout le monde, y compris les habitants des territoires occupés, après Oslo cette liberté a été abolie.
LE PRÉTEXTE FUT – comme toujours – la sécurité : des convois d’assassins et de terroristes afflueraient au passage sécurisé, des camions chargés de roquettes palestiniennes l’emprunteraient dans les deux sens. Mais les conséquences révèlent le véritable objectif : ce qui restait de la Palestine était divisé en deux parties séparées.
On ne peut pas gouverner un territoire sans contact physique avec lui. Cela a été prouvé au Pakistan qui a été fondé comme un État en deux parties distinctes séparées par le territoire de l’Inde. Sans tarder beaucoup, la guerre a éclaté entre les deux parties et la partie orientale est devenue l’État du Bangladesh.
D’après les dernières statistiques palestiniennes, qui semblent fiables, il y a maintenant 2,42 millions de Palestiniens qui vivent en Cisjordanie et 1,46 million dans la Bande de Gaza (en plus des 379.000 de Jérusalem-Est). Il m’est arrivé d’entendre Yasser Arafat dire que plus de la moitié des ressources de l’Autorité Palestinienne étaient affectées à la bande de Gaza, malgré le fait que la bande de Gaza ne représente que 6% (un seizième) des territoires palestiniens.
Maintenant, il y a en pratique deux entités palestiniennes : la Cisjordanie dont la capitale actuelle est Ramallah et la bande de Gaza dont la capitale est la ville de Gaza. Du point de vue politique, économique et idéologique, la distance entre elles s’accroît.
Et du point de vue de la politique israélienne d’occupation, c’est une grande victoire.
LE GOUVERNEMENT ISRAÉLIEN met en œuvre des stratégies différentes à l’encontre des deux entités palestiniennes.
Contre Gaza, la politique est simple et brutale : renverser le gouvernement du Hamas en faisant de la vie de ces 1.460.000 hommes et femmes, vieillards et enfants un enfer. Il leur est permis de faire rentrer seulement les produits alimentaires les plus basiques. Il y a eu des protestations internationales lorsque le sénateur John Kerry a découvert que l’importation de nouilles est interdite, parce que les pâtes semblent être un produit de luxe. “Nous n’allons par leur donner du chocolat alors que Gilad Shalit ne reçoit pas de chocolat,” a déclaré cette semaine un officier de l’armée. Il serait intéressant de savoir combien de chocolat reçoivent les 11.000 prisonniers palestiniens des prisons israéliennes.
La guerre contre Gaza (“Plomb en Fusion”) visait à semer la mort et la destruction chez les civils, pour qu’ils se révoltent et qu’ils renversent leur gouvernement élu. Les morts sont enterrés et les tas de décombres sont toujours là. Le gouvernement israélien n’autorise pas l’entrée de matériaux de construction et les habitants ont entrepris de construire des maisons en terre comme le faisaient leurs ancêtres il y a des siècles. (Pour rendre la situation encore plus déprimante, il est interdit de faire rentrer des jouets, des livres et des instruments de musique.)
Le gouvernement égyptien coopère avec l’armée israélienne pour renforcer le blocus imposé aux habitants de Gaza. Dernièrement, il a intensifié ses efforts pour freiner l’approvisionnement vital par les tunnels de Rafah (de la “contrebande” en langage égyptien et israélien). La campagne lancée récemment par les autorités égyptiennes contre les agents du Hezbollah dans le Sinaï avait pour objectif, entre autres, de couper ce canal.
La population de Gaza n’a pas renversé le gouvernement du Hamas. Au contraire, l’opposition au gouvernement de Ramallah semble se développer, et certains disent qu’elle est en train de se transformer en véritable haine.
CONTRE L’Autorité Palestinienne en Cisjordanie, les forces d’occupation ont recours à une stratégie différente mais non moins destructrice. Elles font tout ce qu’elles peuvent pour la présenter comme une espèce de régime de Vichy palestinien, de façon à empêcher la réconciliation palestinienne.
Le gouvernement israélien le déclare ouvertement et à voix haute. Cette semaine, le chef d’état-major, Gabi Ashkenazi, se demandait publiquement comment le ministre de la Justice palestinien pourrait poursuivre Israël devant la Cour Internationale de Justice pour des crimes de guerre commis à Gaza.
Comment cela se pourrait-il, s’est lamenté Ashkenazi, alors que pendant toute la guerre de Gaza la coopération a été si étroite entre Israël et l’Autorité Palestinienne ?
En d’autres termes, le chef d’état major de l’armée israélienne déclare publiquement à la face du peuple palestinien et du monde que la direction palestinienne de Ramallah a coopéré avec le gouvernement israélien dans la guerre contre ses frères palestiniens de Gaza, au cours de laquelle – selon le ministre de la Justice de Ramallah – des crimes de guerre méthodiques ont été commis. On pouvait difficilement imaginer un plus mauvais coup à l’image de Mahmoud Abbas.
D’autres officiers israéliens ne ménagent pas leurs éloges aux forces de sécurité palestiniennes qui – selon eux – coopèrent avec l’armée israélienne pour éliminer les sympathisants du Hamas en Cisjordanie. Il est difficile d’imaginer que de telles déclarations d’officiers de l’armée d’occupation soient de nature à redorer le blason de Mahmoud Abbas aux yeux des Palestiniens qui voient de leurs propres yeux comment les colonies établies sur leurs terres se développent de jour en jour.
Cette semaine, un ami m’a rapporté une conversation qu’il a eue avec un représentant palestinien de Ramallah. Si Israël attaque l’Iran, disait-il avec un grand enthousiasme, le régime du Hamas à Gaza va s’effondrer.
Pour un observateur extérieur, cela est incompréhensible. Alors que le peuple palestinien affronte un danger pour son existence même, alors que le gouvernement israélien travaille sans relâche à rendre impossible la naissance d’un État palestinien et qu’il y a une réelle menace que le peuple palestinien soit finalement expulsé de Palestine, la division ressemble à une dispute sur le pont du Titanic.
IL Y A un vieux dicton juif qui dit que “la destruction du temple (en l’an 70) fut causée par la haine mutuelle.” Tandis que les Romains assiégeaient déjà Jérusalem, les diverses factions zélotes de la ville assiégée incendiaient les réserves de vivres les unes des autres. C’est ce genre de choses qui est en train de se produire en ce moment même chez les Palestiniens.
La désunion a toujours été une malédiction. En 1948, au moment où ils se battaient pour leur survie, ils furent incapables de constituer une direction unifiée et une force militaire unifiée. En pratique, chaque village se battait seul, sans venir en aide à ses voisins. Sinon, peut-être, la Nakba ne serait pas arrivée, et les souffrances indicibles qui continuent jusqu’à ce jour auraient été évitées.
Le principal résultat de la désunion, il y a 61 ans, fut que les Palestiniens se révélèrent incapables de constituer l’État de Palestine à coté de l’État d’Israël, et le territoire qui y avait été alloué par les Nations unies fut réparti entre Israël, la Jordanie et l’Égypte.
Yasser Arafat avait bien compris cela. Il fit un effort considérable pour maintenir à tout prix l’unité de son peuple. Aussi longtemps qu’il fut en vie cette unité a été maintenue. Les services secrets qui avaient préparé son assassinat voulaient évidemment saboter cette unité, tout autant que les assassins de Yitzhak Rabin voulaient mettre un terme au processus de paix. Les deux assassinats étaient complémentaires et ce n’était pas fortuit.
Quiconque est convaincu que la paix est essentielle pour les deux peuples et pour le monde entier doit espérer avec ferveur la constitution d’un gouvernement palestinien d’unité.
Je crois que cela est encore possible.
IL SEMBLE qu’en ce domaine aussi Barack Obama doit jouer un rôle de leader. Il doit mettre un terme à la politique stupide et désastreuse de boycott du Hamas et mobiliser tout son pouvoir pour conduire à la constitution d’un gouvernement palestinien d’unité. Peut-être cela devra-t-il prendre, au début, la forme d’un super gouvernement sous l’autorité duquel la Cisjordanie et la bande de Gaza disposeraient d’une sorte d’autonomie.
La paix entre les Palestiniens eux-mêmes est une condition préalable nécessaire à la paix entre Israël et la Palestine. Seule la paix israélo-palestinienne peut entraîner la réconciliation entre les deux peuples et peut-être rétablir l’ambiance de cette soirée magique dans le restaurant de Ramallah – et faire en sorte que cela ne reste pas seulement un doux souvenir.